En 1646, à Rome, paraît un recueil de gravures d'après un ensemble aujourd'hui égaré de 75 dessins réalisés par Annibale Carracci, dans la pénultième décennie du XVIe siècle. Connu sous le nom de Arti di Bologna, ou Les cris de Bologne, l'album réunit Diverses figures - tel en fut d'abord le titre - dont le dessein n'est que secondairement, mais certes logiquement, de dresser l'inventaire des petits métiers de la ville de Bologne. Diverses et anonymes, ces figures le sont avant tout en ce qu'elles représentent, un à un, ceux qui seulement vont, littéralement, per vie, à travers rues. Figures ou portraits en pieds, on ne peut le dire plus à propos, à quoi cependant aucun de ces portefaix et vendeurs ambulants du XVIe siècle n'eût songé prétendre.
Telle serait la fonction première et inédite de l'album de Carrache gravé par Simon Guillain, son arkhé, sa force de consignation : rassembler et mettre en réserve de figures une mémoire des corps en leurs façons d'être, de se tenir, d'aller, de porter et de transporter, une mémoire à l'ordinaire des rues et des places. À la faveur de cette série de portraits singuliers, l'image des anonymes, que l'on dirait aujourd'hui subalternes, prend la forme systématique - au sens de l'extériorité comme à celui de la répétition - d'une archive visuelle. Tel serait le legs d'Annibale Carracci, ce qu'il convient peut-être mieux de nommer un style, un style anthropologique, apte à saisir la physionomie furtive des vies sans nom auxquelles ce dix-huitième numéro de De(s)générations est dédié.
Des anonymes du métro new-yorkais photographiés par Walker Evans aux gens ordinaires filmés par Wang Bing, des figurants de Mohsen Makhmalbaf aux porteuses d'eau d'Akram Zaatari, se perçoit un double mouvement, poétique et critique, qui n'est autre, nous a-t-il semblé, que le travail conjoint de l'image - autrement illisible - et de l'histoire, autrement invisible.