«La seule chose qu'il aima d'elle tout de suite, ce fut la voix. Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne. Aussi mystérieuse que les yeux de biche sous cette chevelure d'institutrice. Bérénice parlait avec une certaine lenteur. Avec de brusques emballements, vite réprimés qu'accompagnaient des lueurs dans les yeux comme des feux d'onyx. Puis soudain, il semblait, très vite, que la jeune femme eût le sentiment de s'être trahie, les coins de sa bouche s'abaissaient, les lèvres devenaient tremblantes, enfin tout cela s'achevait par un sourire, et la phrase commencée s'interrompait, laissant à un geste gauche de la main le soin de terminer une pensée audacieuse, dont tout dans ce maintien s'excusait maintenant.»
Ce poème d'Aragon est un « roman achevé », au sens où l'on dit qu'une oeuvre est achevée ; c'est un roman en ce qu'il raconte une aventure du coeur. L'amour, l'expérience, la réflexion sur la vie en constituent les thèmes. Un Roman de la Rose.
Et comme le Roman de la Rose, difficile à analyser, car sa signification est multiple, et la Rose ici, de l'aveu de l'auteur, indescriptible. Peut-être le lecteur en trouvera-t-il la clef dans les épigraphes au poème, l'une tirée du Gulistan ou L'Empire des Roses, de Saadi, l'autre de Roses à crédit, roman d'Elsa Triolet.
Le thème de la Rose, commun à nos poètes médiévaux et à ceux de l'Orient, ne semblera aucunement d'apparition fortuite au coeur du poème que voici, à condition de se rappeler qu'Elsa voit le jour en même temps que ces Roses à crédit.
Dernier recueil publié du vivant d'Aragon, en 1981, Les Adieux et autres poèmes est sans doute l'un des plus beaux de son oeuvre poétique et l'un des plus émouvants:adieux à Elsa disparue, adieux à la vie et au monde, son histoire tourmentée traversée de beautés irréductibles, salut à la poésie à travers un poignant hommage à Holderlin, salut enfin aux grands peintres compagnons de voyage, Chagall, Picasso, Paul Klee et André Masson. Le chant d'Aragon est ici au plus haut de son lyrisme blessé. Loin de nous la poésie d'Aragon? Non, jamais plus proche assurément que dans ces vers d'intime douleur où le chant justement jamais ne renonce.
«La belle insolence, l'insolence des poètes, la douloureuse fierté qui est la leur, c'est aussi leur courage : ils croient toujours, comme le croyait Breton en 1926, que chacun d'eux a été choisi et désigné à lui-même entre mille pour formuler ce qui, de notre vivant, doit être formulé. Aujourd'hui comme en 1926, ou même comme en 1932, au moment de ce qu'on a appelé l'affaire Aragon, les poètes ont leurs mots à dire, qu'ils disent parfois seuls, que ce soit en Tchécoslovaquie, à Cuba, aux États-Unis, en U.R.S.S., où même, on a un peu trop tendance à l'oublier, - en France. En acceptant le principe de la réédition de ses deux premiers recueils de poèmes, Feu de joie et Le Mouvement perpétuel, qui correspondent à la période de la rédécouverte de Lautréamont, à l'époque de Dada et aux préparatifs du surréalisme, Aragon réactualise en fait ce que nous avons besoin, aujourd'hui plus que jamais, de réactualiser : la volonté de transformation du monde, l'exigence de refonte complète de l'entendement humain, le refus de toutes les formes de dictature et d'oppression de l'État, mais aussi tout ce à quoi peut faire appel ce qu'Aragon a nommé le rire sauvage de l'existence.»Alain Jouffroy.
Ce poème s'appelle «Roman» : c'est qu'il est un roman, au sens ancien du mot, au sens des romans médiévaux ; et surtout parce que, malgré le caractère autobiographique, ce poème est plus que le récit - journal ou mémoires - de la vie de l'auteur, un roman qui en est tiré.Il faut le lire dans le contexte de l'oeuvre d'Aragon. Il s'agissait ici d'éviter les redites : on n'y trouvera pas le côté politique des Yeux et la Mémoire ou les heures de la Résistance de La Diane française ou du Musée Grévin. Le domaine privé, cette fois, l'emporte sur le domaine public. Même si nous traversons deux guerres, et le surréalisme, et bien des pays étrangers.Poème au sens des Yeux et la Mémoire, ce Roman inachevé ne pouvait être achevé justement en raison de ces redites que cela eût comporté pour l'auteur. Peut-être la nouveauté de ce livre tient-elle d'abord à la diversité des formes poétiques employées. Diversité des mètres employés qui viendra contredire une idée courante qu'on se fait de la poésie d'Aragon.Il semble que, plus que le pas donné à telle ou telle méthode d'écriture, Aragon ait voulu marquer que la poésie est d'abord langage, et que le langage, sous toutes ses formes, a droit de cité dans ce royaume sans frontières qu'on appelle la poésie.Plus que jamais, ici, l'amour tient la première place.
Dans Les Chambres, dernier recueil publié de son vivant en 1969, Aragon offre un des dénouements de sa poésie. À l'heure du bilan, le poète invoque ses thèmes de prédilection (l'amour d'Elsa, la mémoire et le chant) pour se confronter à la désillusion communiste et à la mort prochaine de l'être aimé.«Ces chambres ici dont je parle sont toutes chambres, Elsa, que nous eûmes ensemble.» Ces chambres du passé, si semblables et pourtant chacune si unique, sont celles de l'adieu à la compagne d'une vie, qui s'éteindra un an après la publication. Cet au revoir à la Muse se déploie en vers libres, déstructurés, suivant la dérive mémorielle. Il faut écrire une fois de plus cet amour, l'écrire avant qu'il ne soit trop tard. «Parce que tout passe, mais non point le temps d'avoir aimé, d'aimer encore, jusqu'au dernier souffle, bientôt, ce dernier mot proche et terrible.»
Recueil resté dans l'ombre et publié initialement en 1931, Persécuté persécuteur est pourtant une pièce centrale de l'oeuvre d'Aragon. Se bousculent les engagements politiques, la mort du père, la naissance du grand amour et se déploie toute la rage de l'écriture du poète. L'impératif est d'écrire «en mettant le pied à la gorge de sa propre chanson», écrire pour se révolter contre le monde mais aussi contre soi-même. Ce sont les soubresauts de l'indignation, des ruptures et du fracas qui dictent la recherche poétique d'Aragon et qui insufflent un rythme nerveux dans le vers.Persécuté persécuteur est un hymne politique où frémit toute la croyance d'Aragon dans le communisme. Mais par-delà l'engagement se tracent délicatement les premiers mots tournés vers Elsa, les timides débuts de l'immense fresque poétique dédiée à la glorification de sa Muse.
1492, où Grenade tombe aux mains des Chrétiens, est aussi l'année de la découverte des Indes Occidentales par Christophe Colomb : ainsi se font en même temps les comptes du passé et ceux de l'avenir. Les Maures d'Espagne, dont la langue ignore le futur, n'ont en fait plus de lendemain à attendre. Parmi eux se reflètent tous les schismes de l'Islam et se débat la question de l'origine du Mal. Cependant un vieillard, un chanteur de rues qu'on appelle le Medjnoûn, c'est-à-dire le Fou, s'y pose le double problème du temps et de l'avenir de l'homme, celui aussi de l'amour véritable et du couple dont l'heure n'est pas encore venue. L'avenir de l'homme est la femme, dit-il : dans la perspective de la femme de l'avenir, et d'après le nom de celle vers qui se tournent sa prière et son chant, il va s'imaginer le héros d'un «Medjnoûn et Elsa», à l'imitation du célèbre poème de Medjnoûn et Leïla, que vient d'écrire le Persan Djâmî. Le Fou d'Elsa a recours, de la prose au vers français, à toutes les formes intermédiaires du langage. L'imagination ici prend le masque de l'histoire et, réinventant Boabdil, dernier roi de Grenade, que les historiens calomnièrent, réhabilite celui qui prolongea de dix années le règne de l'Islam en Europe.
Ce livre est né d'un sentiment inédit du paysage parisien. Comme un paysan ouvrant à tout de grands yeux, le poète nous apprend à voir d'un regard neuf les passages, les boutiques des coiffeurs à bustes de cire, les bains, les immeubles les plus ordinaires, les affiches, les extraits de journaux, semblables aux collages des peintres. Deux morceaux célèbres du livre, Le Passage de l'Opéra et Le Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont donnent l'éveil à «la lumière moderne de l'insolite». Deux autres textes essentiels du Paysan de Paris : Préface à une mythologie moderne et Le Songe du paysan, en sont à la fois l'introduction et la conclusion, le point de départ et le point d'arrivée d'une pensée prise dans sa variation.
Récit érotique publié sous le manteau en 1928 sans nom d'auteur ni d'éditeur, Le Con d'Irène célèbre le bonheur de la volupté éprouvée par une jeune femme. Il fut immédiatement censuré et mis à l'index : impossible de reconnaître comme littérature une ode passionnée au sexe de la femme, «ce lieu de délice et d'ombre, ce patio d'ardeur, dans ses limites nacrées, la belle image du pessimisme. Ô fente, fente humide et douce, cher abîme vertigineux». C'est le début de l'histoire mouvementée de ce livre sulfureux. Après une réédition clandestine en 1952 par Jean-Jacques Pauvert, le livre est réédité en 1962, toujours confidentiellement, aux éditions du Cercle du livre précieux, avec une préface d'André Pieyre de Mandiargues. Puis Régine Deforges le republie en 1968, édition à nouveau saisie... Aujourd'hui, revenu de la provocation, le Con d'Irène est devenu un classique de la littérature érotique où demeure une fascination pour le sexe féminin.
Le génie poétique de Louis Aragon a trop souvent été éclipsé par ses engagements. Hourra l'Oural (1934) a longtemps pâti de ce destin:oeuvre de passion et d'aveuglement, ce poème témoigne de la fascination d'Aragon pour l'URSS des grands chantiers staliniens des années 1930.Pourtant, au-delà de toute obédience politique, Hourra l'Oural est une pépite de l'héritage littéraire aragonien. Par sa modernité stylistique, par sa recherche de formes artistiques nouvelles, ce long poème s'inscrit dans la tradition de Maïakovski et des futuristes russes, mais aussi de Blaise Cendrars et des surréalistes français. À travers ce texte, Aragon entend participer au cours de l'Histoire. Sa verve et sa virtuosité l'emportent aujourd'hui sur son manque de clairvoyance politique.Préface inédite de Dan Franck:Le romancier et spécialiste des avant-gardes du xx?siècle donne à cette réédition une indispensable remise en perspective historique.
Cette Semaine Sainte est celle du 19 au 26 mars 1815. Le débarquement de l'île d'Elbe a eu lieu et «Bonaparte» a déjà dépassé Lyon. Louis XVIII est en fuite. Une indescriptible cohue l'accompagne, une foule de gens qui courent aussi vite qu'ils le peuvent de Paris à Béthune. C'est la Maison du Roi, la cour, les dignitaires, des maréchaux, les troupes qui sont restées loyales.La France, encore une fois, se trouve partagée en deux. Il y a la France du passé qui fuit avec Louis XVIII, et celle du présent, ses aspirations, ses espoirs, qui regarde du côté de Napoléon. L'empereur est-il plus proche de la Révolution, plus proche du peuple que les Bourbons?Un tel livre, un tel roman est impossible à résumer. C'est le tableau de tout un peuple à un tournant de son destin, c'est l'immense poème épique d'une société saisie au milieu de ses convulsions les plus caractéristiques. C'est une somme poétique, historique, romanesque, l'un des plus beaux livres d'Aragon.
La publication de La Grande Gaîté dans notre collection est assurément un événement. Ce recueil d'Aragon initialement paru chez Gallimard en 1929, illustré par Yves Tanguy, n'avait jamais été republié séparément, seulement repris en 1974 dans l'oeuvre poétique complet publié au Livre Club Diderot, puis dans la Pléiade en 2007. Ce livre certainement surprendra, choquera même sans doute les lecteurs du Roman inachevé ou du Fou d'Elsa. Écrits en 1927 et 1928, par, ne l'oublions pas, un jeune homme qui n'a pas trente ans, les poèmes de ce recueil correspondent à une violente crise existentielle du poète, à sa relation amoureuse douloureuse et tourmentée avec Nancy Cunard comme à la complication croissante de ses rapports avec Breton et ses amis surréalistes. Le titre est évidemment une antiphrase, c'est de fait de la plus grande détresse qu'il s'agit. D'une agressivité inouïe, d'une dérision acerbe, la première partie du livre est, comme le souligne la préfacière Marie-Thérèse Eychart (ayant collaboré par ailleurs aux «Pléiade» Aragon) un «jeu de massacre» désespéré qui n'épargne rien ni personne. La seconde partie en revanche rend au lecteur un Aragon plus proche de ce qu'il connaît. Il y renoue, comme après une descente aux enfers, avec un chant, fût-il brisé et de douleur indépassable. C'est là qu'on lira notamment le célèbre Poème à crier dans les ruines qui est sans conteste un des sommets de la poésie aragonienne.
Des proses éblouissantes du Paysan de Paris à La Semaine sainte, des Beaux Quartiers à En étrange pays dans mon pays lui-même, Louis Aragon n'a cessé de célébrer une cité que ses amis surréalistes prenaient pour le décor de leurs rêves, un « Paris qui n'est Paris qu'arrachant ses pavés ». Il intègre ainsi la famille de tous ceux qui ont chanté la ville lumière et décide de sa filiation en donnant à relire, comme en surimpression, les tableaux parisiens de Baudelaire, les poèmes d'Apollinaire, le Paris de Francis Carco et de Robert Desnos. Mais Paris est également le théâtre où se joue l'histoire d'un amour écrit aux portes de la légende : celui que Louis voue à Elsa, rencontrée en 1928. Le poète ne se contente pas de célébrer les endroits que le couple fréquentait - à travers Elsa, il retrouve l'empreinte affective que le temps a laissée sur les murs de la capitale. Et lorsqu'Aragon écrit : « Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris », nous comprenons, bien sûr : « Il ne m'est Paris que d'Elsa ».
Ce roman est l'histoire de deux frères, Edmond et Armand Barbentane. Le premier devra sa fortune à l'abandon qu'un homme riche lui fait de sa maîtresse. Armand, lui, abandonnant les siens, est devenu ouvrier dans une usine de Levallois-Perret:son avenir s'en trouvera changé.Ce roman est le second du Monde réel qu'inaugurait Les Cloches de Bâle.
« La rose et le réséda », « Il n'y a pas d'amour heureux », « Ballade de celui qui chanta dans les supplices », les poèmes ici rassemblés ne sont pas seulement devenus des classiques incontournables de la poésie française du XXe siècle, ils sont aussi le chant des années les plus sombres de notre histoire. C'est d'un pays prisonnier que la voix d'Aragon sonne la diane, roulement de tambour destiné à réveiller la patrie endormie. Le poète parle comme Charles d'Orléans, comme Hugo, comme Péguy. Son chant est celui d'une France éternelle, blessée. Plein de colère et d'amour, de tendresse et de révolte, il s'élève au coeur de Brocéliande et par-delà les quais de la Seine pour apporter aux hommes l'espérance de la victoire. Cette édition rassemble deux recueils, La Diane française et En étrange pays dans mon pays lui-même, qui furent d'abord publiés séparément par Pierre Seghers.
Lorsque Aragon publie son Henri Matisse, roman, c'est l'aboutissement d'un projet, né trente ans plus tôt, de la rencontre entre l'écrivain et le peintre. Rencontre passionnelle et bouleversante. De 1941 à 1971, Aragon médite son Henri Matisse, roman qui donnera naissance à un livre d'art en deux tomes dont nous reprenons le texte et les images dans leur intégralité, les 551 documents d'origine étant reproduits ici en noir et blanc. Cette longue maturation aboutit à une richesse exceptionnelle dans la variété des genres. Aragon confronte son propre travail d'écrivain à celui du peintre dont il s'est assigné pour tâche de faire le portrait.«Ceci est un roman, c'est-à-dire un langage imaginé pour expliquer l'activité singulière à quoi s'adonne un peintre ou un sculpteur, s'il faut appeler de leur nom commun ces aventuriers de la pierre ou de la toile, dont l'art est précisément ce qui échappe aux explications de texte.»Aragon.
Aragon ne ressemble pas à l'image que l'on a de lui, celle d'un poète qui, après avoir pris part à l'aventure surréaliste, a recouru à la rime et à des formes traditionnelles pour chanter la France résistante, le parti communiste et l'amour d'Elsa. Sa voix propre est sans doute moins célèbre que celles que lui ont prêtées les chanteurs. Il arrive en effet qu'on ne voie en lui qu'un parolier de génie, surtout quand on néglige de « commencer par le lire ». Sa poésie, il est vrai, n'est pas un rébus ; elle demeure une parole intelligible, ce qui la rend accessible, ce qui permet aussi à ses non-lecteurs de se méprendre à son propos. Aragon, à qui le lit, apparaît comme le poète du mouvement perpétuel. Inventeur de formes et de mètres nouveaux, il ne s'en tint jamais à ses découvertes, continua de se renouveler, contesta les genres anciens sans les refuser : en les utilisant. Comme Hugo (vu par Mallarmé), « il était le vers français personnellement ». Comme Hugo encore, il eut plusieurs cordes à son instrument et n'en négligea aucune. Voici donc toute la lyre d'Aragon, rassemblée, ainsi qu'il l'a souhaité, dans l'ordre chronologique, depuis Feu de joie jusqu'aux Adieux en passant par des traductions et des textes épars dont cette édition offre le recueil le plus complet jamais réalisé. On a pris l'habitude de distinguer trois périodes dans ces soixante années de création : l'appel à l'imaginaire des époques dadaïste et surréaliste, la quête de la réalité à travers les noces de l'écriture et du militantisme (dont la poésie de la Résistance est la plus belle illustration), le lyrisme intime, enfin, qui offre une incessante relecture de soi via une diversité inouïe de formes. Ces deux volumes montrent qu'Aragon, en fait, ne changea jamais tout à fait de matière, que tous les enjeux de sa poésie - la langue, l'Histoire, le sujet individuel - sont toujours présents, même si l'accent est mis tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. Son oeuvre poétique a l'unité, labyrinthique certes, mais incontestable, d'un océan. On en a beaucoup fréquenté les plages ; on peut désormais l'explorer jusque dans les grandes profondeurs.
«L'amour m'intéresse plus que la musique. Ce n'est pas assez dire:en un mot, tout le reste n'est que feuille morte.» Dans ce recueil de textes surréalistes, Aragon décrit, avec provocation et perversité, la femme française.
Pamphlet ou poème - «chaque image doit produire un cataclysme» -, ce livre marque une étape importante dans l'histoire littéraire. Certains lecteurs n'ont voulu en retenir que l'insolence, l'humour, la virtuosité exceptionnelle. D'autres cependant voient dans le Traité du style l'amorce par Aragon du dépassement du surréalisme en réalisme.
La valse des vingt ans Bon pour le vent bon pour la nuit bon pour le froid Bon pour la marche et pour la boue et pour les balles Bon pour la légende et pour le chemin de croix Bon pour l'absence et les longs soirs drôle de bal Où comme j'ai dansé petit tu danseras Sur une partition d'orchestre inhumaine Bon pour la peur pour la mitraille et pour les rats Bon comme le bon pain bon comme la romaine Mais voici se lever le soleil des conscrits La valse des vingt ans tourne à travers Paris Bon pour la gnole à l'aube et l'angoisse au créneau Bon pour l'attente et la tempête et les patrouilles Et bon pour le silence où montent les signaux La jeunesse qui passe et le coeur qui se rouille Bon pour l'amour et pour la mort bon pour l'oubli Dans le manteau de pluie et d'ombre des batailles Enfants-soldats roulés vivants sans autre lit Que la fosse qu'on fit d'avance à votre taille La valse des vingt ans traverse les bistros Éclate comme un rire aux bouches du métro [...]
«Qu'on entende bien que, lorsque je dis le théâtre, le théâtre est le nom que je donne au lieu intérieur en moi où je situe mes songes et mes mensonges.» Tout le roman est un jeu de masques, de miroirs, qui s'accomplit secrètement dans ce théâtre de mots et donne, selon l'expression d'Aragon, une leçon de ténèbres. Ainsi Aragon ouvre ce théâtre intérieur que l'homme est à lui-même et dans lequel il remet ses rêves en scènes. Longtemps après le livre refermé la lecture en soi se poursuit. La quête de cette oeuvre si libre et si grave fait lever les images et les mondes les plus enfouis, donnant de l'existence une représentation crépusculaire à laquelle on ne peut s'arracher. Théâtre/Roman est un livre essentiel qui veut éclairer de l'intérieur la totalité de l'oeuvre d'Aragon.
De l'Exposition de 1889 à la guerre de 1914, ce roman fait la chronique d'un quart de siècle de la vie des Français, autour de Pierre Mercadier, professeur d'histoire, qui quittera sa femme et ses enfants pour mener une vie lointaine. Il reparaîtra à la veille de la guerre de 14, pour mourir à demi paralysé. Son fils, Pascal, portera les armes pendant quatre ans et trois mois, croyant par cela faire que son propre enfant n'y soit jamais soumis.
Aragon ne ressemble pas à l'image que l'on a de lui, celle d'un poète qui, après avoir pris part à l'aventure surréaliste, a recouru à la rime et à des formes traditionnelles pour chanter la France résistante, le parti communiste et l'amour d'Elsa. Sa voix propre est sans doute moins célèbre que celles que lui ont prêtées les chanteurs. Il arrive en effet qu'on ne voie en lui qu'un parolier de génie, surtout quand on néglige de « commencer par le lire ». Sa poésie, il est vrai, n'est pas un rébus ; elle demeure une parole intelligible, ce qui la rend accessible, ce qui permet aussi à ses non-lecteurs de se méprendre à son propos. Aragon, à qui le lit, apparaît comme le poète du mouvement perpétuel. Inventeur de formes et de mètres nouveaux, il ne s'en tint jamais à ses découvertes, continua de se renouveler, contesta les genres anciens sans les refuser : en les utilisant. Comme Hugo (vu par Mallarmé), « il était le vers français personnellement ». Comme Hugo encore, il eut plusieurs cordes à son instrument et n'en négligea aucune. Voici donc toute la lyre d'Aragon, rassemblée, ainsi qu'il l'a souhaité, dans l'ordre chronologique, depuis Feu de joie jusqu'aux Adieux en passant par des traductions et des textes épars dont cette édition offre le recueil le plus complet jamais réalisé. On a pris l'habitude de distinguer trois périodes dans ces soixante années de création : l'appel à l'imaginaire des époques dadaïste et surréaliste, la quête de la réalité à travers les noces de l'écriture et du militantisme (dont la poésie de la Résistance est la plus belle illustration), le lyrisme intime, enfin, qui offre une incessante relecture de soi via une diversité inouïe de formes. Ces deux volumes montrent qu'Aragon, en fait, ne changea jamais tout à fait de matière, que tous les enjeux de sa poésie - la langue, l'Histoire, le sujet individuel - sont toujours présents, même si l'accent est mis tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre. Son oeuvre poétique a l'unité, labyrinthique certes, mais incontestable, d'un océan. On en a beaucoup fréquenté les plages ; on peut désormais l'explorer jusque dans les grandes profondeurs.